"De tous ceux de son âge, c’est lui le meilleur"
Charles Dufresne.
La galerie Maurice, 140, boulevard Haussmann, rassemble en ce moment et jusqu’au 20 mai une partie de l’œuvre du peintre Richard Maguet qui fut tué en juin 1940 à l’âge de 44 ans.
Cette rétrospective vient à son heure. Au milieu des folies dont nous accable notre époque, elle nous apporte un enseignement et un réconfort. Elle nous fait aussi mieux mesurer ce que l’art français a perdu en la personne d’un tel peintre.
Il fut l’un de mes meilleurs amis. J’ai été le premier à l’accueillir à Paris en l’année 1913. Il avait à peine 17 ans et débarquait d’Amiens, envoyé vers moi par le sculpteur Albert Roze dont nous avions tous deux été les élèves. Dès l’abord je fus frappé par son visage si franc, si ouvert et par la ferveur toute pure qui paraissait l’animer. Les années n’avaient en rien démenti cette première impression… Mais je n’ai pas la place de dire ici tout ce que je voudrais sur le cher ami disparu, sur ses débuts et sur sa difficile ascension. Au reste, cela a été dit en partie dans un album publié dès 1941 par les soins de Fernand Mourlot, lequel contient, outre de bonnes reproductions, deux excellentes études dues au peintre Henry Portal et au philosophe Jean Grenier qui furent aussi ses amis.
Né peintre, il ne vivait que pour sa peinture. Insensible aux artifices des modes, ennemi de tout tapage, comme l’ont montré les deux commentateurs précités, il restait simple et vrai ; fidèle aux plus saines traditions et fidèle à lui-même.
Au sortir de la première guerre mondiale, qu’il avait faite comme fantassin dans les conditions les plus dures, il avait dû s’adonner à des travaux ennuyeux et sans gloire pour des imprimeurs ; et entre deux labeurs publicitaires, il retournait à sa chère palette, dans cette mansarde de la rue Saint-Honoré où il avait à peine la place de remuer, avec sa femme et son petit garçon.
Alors, sa fringale de peinture explosait sur des toiles encore mal accordées, bien sûr, mais où déjà la matière était belle et pure et, d’année en année, je voyais s’affirmer sa maîtrise.
Comme il aimait la vie et avec quelle généreuse ardeur il se donnait à son art et à l’amitié ! Sans cette générosité du cœur, ce don constant de soi-même, l’artiste est bien démuni et ne peut aller fort loin ; mais ces qualités il les possédait comme personne.
"Je veux, disait-il, qu’on puisse regarder ma peinture de tout près". Il voulait qu’elle vaille quelque chose par la qualité même de la pâte, que chaque coup de pinceau eût sa signification.
Certains l’ont apparenté à Chardin ; on a dit aussi qu’il voisinait avec les frères Le Nain, dans ses dernières compositions. Moi, je trouve qu’à beaucoup d’égards, il ressemblait à Corot – même au physique. Il en avait la bonhomie rustique et ce même tendre regard appuyé sur les moindres choses de la nature. Je découvre chez Maguet le même goût de simplification, surtout dans les figures où les tons clairs largement posés sont franchement soulignés par le noir des ombres. Comme son grand devancier il excellait dans les croquis ; traits rapides à la mine de plomb, où presque tout est déjà dit sur la toile à venir, son armature et le sentiment général qu’elle doit exprimer.
Tandis que j’écris, j’ai sous les yeux une peinture de lui d’assez petite dimension. Elle représente simplement une chaise vue de dos, et derrière elle se voit un cartonnier adossé à un mur. Il y a des papiers qui dépassent. Un petit carton usagé traîne sur le plancher. Un rouleau s’appuie au mur vers la droite. Tout cela est brossé dans des tons bruns gris et verts assourdis. La chaise brune est solide, elle arme entièrement la page. La périphérie est grise et beige sans aucun heurt et dans cette discrète symphonie, éclate vers le centre une petite fanfare. C’est un papier blanc qui apparaît au travers du dossier de la chaise et un peu plus bas un morceau d’étoffe rouge. De quel prix sont ce rouge et ce blanc ? Comme ils sont justes et qu’ils sont bien amenés là. Après plusieurs années je n’ai pas encore fini de m’en délecter et je puis toujours, dans la représentation de ces humbles objets, faire de nouvelles découvertes.
Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve que les peintures sont durables davantage par leurs valeurs que par leurs couleurs. Certaines nous séduisent par une sorte de choc coloré que nous subissons de prime abord ; mais le plus souvent ce premier effet va s’atténuant et nous ne retrouvons plus par la suite le charme de la première heure. J’ajoute que les terres et les ocres qu’il affectionnait sont plus solides que les couleurs brillantes dont on sait bien qu’elles sont vite altérées par le temps.
De même qu’il y eut pour Corot la révélation de l’Italie, il y eut pour Richard Maguet la révélation africaine. C’est en 1932 qu’il obtint une bourse pour aller peindre en Alger à la villa Abd el Tif. Après toutes les misères de la vie parisienne, quelle libération ! et quel épanouissement !... Mais encore une fois, dans le cadre de cette trop courte étude, je ne puis décrire toutes les étapes de son œuvre, hélas si tôt arrêtée.
On verra à l’exposition, auprès des paysages, des figures et des natures mortes, les grandes compositions qui datent des dernières années. Elles nous contentent par leur sérénité, leur équilibre et la lumière intérieure qui les baigne. Dans certaines apparaît un véritable sentiment religieux.
Je m’arrête un instant devant cette grande page toute en longueur, qui n’est que la maquette d’une décoration que le directeur des Beaux-Arts, Robert Rey, lui avait commandée pour la ville de Pontoise, à laquelle il travaillait encore au début de la guerre et qu’il n’a pu mener tout à fait à son terme. Cette harmonieuse réunion de jeunes personnages, jouant ou étudiant, nus ou habillés, devant ce lumineux décor d’Ile-de-France, présente, sous des dehors ingénus et une apparente simplicité, de singulières audaces. Qu’on regarde de près la nature morte qui gît dans l’herbe au premier plan ; la bouteille, le panier et le pain ; il y a là un morceau d’une magnifique venue et digne du meilleur Courbet.
Il y a une peinture de Maguet au musée d’Amiens. Celui d’Alger, sous la direction du sympathique Jean Alazard avait su acquérir quelques-unes de ses meilleures œuvres. Le musée du Luxembourg possédait trois tableaux de lui ; mais notre musée d’art moderne (pourtant peu avare de sa place pour des œuvres d’art douteuses) n’en a retenu que deux, lesquels sont aussi mal accrochés que possible. Le meilleur, une grande vue d’Alger, a été éliminé et l’un des deux qui restent n’est venu là que par accident : il avait été donné par l’artiste pour une vente de charité !
La critique n’avait pas particulièrement gâté notre ami. Que peut bien dire le bavard, à l’affût de la dernière surenchère de la mode, devant un Maguet ? que dirait-il devant un Corot ? C’est apparemment trop simple et la glose de certains critiques ne trouve pas là de support suffisant.
De nos jours, les artistes comme Richard Maguet doivent se contenter de peu de suffrages. Ceux qu’il avait recueillis étaient de la meilleure qualité ; quelques-uns de ses grands aînés le plaçaient très haut et attendaient beaucoup de lui.
Un jour, c’était si je me souviens bien en 1931, je baguenaudais dans la rue de Seine, an compagnie du peintre Charles Dufresne. Nous devisions aux devantures des marchands de tableaux. Je savais qu’à la vitrine de la galerie Vildrac figurait une belle toile de Richard ; elle représentait une femme à demi étendue qui découvrait un superbe genou et j’attendais avec curiosité la réaction de mon ami ; (Dufresne avait le goût le plus sûr et le jugement le plus intransigeant ; nous étions plusieurs à l’écouter comme un oracle.) Arrivé devant la peinture, il médita un instant, puis, m’empoignant le bras, il proféra : “ Mon vieux, il n’y a pas d’erreur, de tous ceux de son âge, c’est lui le meilleur ! ”
Ami lecteur, si vous en avez le loisir, si vous n’êtes pas trop éloigné de la capitale et si votre vision n’est pas définitivement corrompue, allez passer une heure en compagnie de Richard Maguet. Je vous assure que ce ne sera pas une heure perdue.