Ce qui frappait tout d’abord en lui, c’était la spontanéité. On était avec lui, tout de suite de plain-pied. Ce mot vie dont on a usé à tort et à travers reprenait avec lui son vrai sens : il était aussi vivant qu’on pût l’être, avec tout ce que cela signifie de primesautier, d’intuitif et même d’ingénu. Un artiste, c’est un homme qui a préservé en lui la joie profonde de l’enfance, qui n’a pas laissé l’écorce étouffer la sève et toujours, au prix des blessures auxquelles l’expose sa triste condition d’être désarmé, garde intacte la pureté originelle. Comme il était reposant de vivre en sa compagnie, de voir cesser enfin ce divorce entre la nature et l’homme qui rend si amère la société ! On aimait à le voir vivre dans ce beau jardin d’Abd-el-Tif, où les fleurs poussent sans contrainte sous un ciel qui n’était pas le sien mais qu’il a su comprendre et aimer.
Son élément était surtout la vie quotidienne et simple. Il avait avec les événements et les choses de chaque jour un contact direct. Il était l’homme du premier mouvement, ne marchandant pas sa sympathie, n’éprouvant pas de méfiance devant celui qu’il rencontrait, prompt à rendre service, assez fort pour oublier du passé ce qu’il contenait d’amertume et épuiser ce que le présent lui apportait de bonheur, toujours plongé dans le courant du présent, non pas tant pour en jouir que pour se laisser porter par lui et garder sa spontanéité. Il aimait à cueillir la fleur du jour ; la bonne chère lui plaisait, non la ripaille ; la plaisanterie, non la gaudriole ; le vin, non l’alcool ; l’amitié, non la camaraderie. Devant le couscous qu’il offrait à Alger à ses amis, il se montrait heureux de vivre d’un bonheur qui n’était tout à fait ni celui de l’esprit ni celui du corps, mais des deux emmêlés. C’est pourquoi l’on n’était jamais gêné avec lui : il n’avait rien de grossier ni d’abstrait. Une grande franchise d’allure, sans bassesse. Oui, ces repas respiraient parfois un bonheur de vivre qui ne se rencontre pas ailleurs ; et pour moi le bonheur est presque toujours synonyme de liberté.
Je le revois à une de ces réunions intimes, petit, vif, basané comme un Espagnol (n’était-il pas né dans une province qui fut longtemps espagnole, en Artois ?) posant son œil de velours sur les choses qui l’entouraient, non tant pour les pénétrer – ce n’était pas du tout un cérébral – que pour en savourer la substance. Il ne m’appartient pas de parler de sa peinture. Henry Portal l’a fait avec trop de compétence et je ne suis là-dedans qu’un profane, confondant trop souvent ce qui lui plaît avec ce qui devrait plaire. Mais il me semble que le genre où il s’est le mieux livré, celui qui l’a inspiré le mieux, est celui de l’intérieur. C’était un peintre d’intérieurs, dans le sens où “intérieur” dit “intimité” Et précisément je ne puis voir un de ces motifs peints par lui à Alger, à Saint-Paul-de-Vence ou à Paris, sans revoir son regard posé sur des choses familières. Vraiment il ne pouvait vivre sans être entouré ; il ne pouvait vivre sans présences ; il n’avait pas seulement besoin de compagnie humaine, mais de compagnie des choses. Il sentait profondément cette compassion qu’ont les choses pour l’homme, cette fraternité qu’elles lui témoignent à chaque instant, car elles sont là autour de lui, toujours là, plus encore qu’une femme ou qu’un chien, car elles n’ont pas besoin de fidélité pour cela et leur permanence ressemble à l’éternité d’un dieu ; elles sont là, jour et nuit, jour après jour, nuit après nuit ; nous les croyons des choses inertes et ce sont des témoins, puis nous les considérons comme des témoins et ce sont des amis ; comment expliquer autrement que lorsqu’il nous faut les quitter ce soit pour les meilleurs d’entre nous comme un arrachement ? Est-ce parce que nous en avons la propriété ? Nous ne les possédons pas toujours, et puis elles n’ont pas souvent grande valeur. C’est parce qu’elles ont vécu si longtemps à nos côtés qu’une osmose les a rendues comme semblables à nous et nous à elles. Mais c’est nous qui leur devons et Maguet a su rendre cette dette.
Il avait évidemment une parenté avec Chardin ; sa palette était différente, l’esprit était semblable. Les bruns et les blancs lui permettaient à eux seuls des harmonies profondes et assoupies. Portal le dit très bien : rien d’éclatant dans la couleur, mais une atmosphère tiède comme d’une chambre où l’on a longtemps vécu, travaillé et d’où l’on ne sort qu’à regret. Quand il peignait à côté d’une couverture de Tlemcen une Mauresque, la couverture était aussi vivante que la femme, la chair et l’étoffe étaient traitées dans la même tonalité et réalisaient un accord parfait. A-t-on remarqué que lorsqu’il représente des personnages, même dans une scène de plein air et supposant une action, ces personnages sont immobiles, graves et recueillis sans affectation ? (Cf. Camus) Il les traite à ce point de vue ainsi que les Primitifs faisaient des donateurs. Un de ses derniers tableaux, la Résurrection de Lazare, figure un beau jeune homme debout dans une tranchée peu profonde, calme et heureux et autour de lui des parents et des amis qui ne semblent assister à rien d’extraordinaire. (Cf. Camus) Quelques personnes s’étonnaient du titre – confusion perpétuelle entre l’artiste et le public, que celle du sujet – elles auraient dû plutôt admirer avec quelle constance le peintre restait lui-même. Cela n’arrive qu’à celui qui possède une originalité authentique. Rembrandt peignant une nature morte, le fait avec la même fougue que s’il s’agissait d’une crucifixion. D’autres gardent leur sérénité alors qu’il s’agit des pires violences, des plus grandes surprises. Maguet était l’homme de la vie harmonieuse et simple. Il la transportait avec lui, comme chacun fait de son propre univers. Il animait tellement les choses qu’il n’avait plus besoin de faire gesticuler les êtres – sa grande toile des Loisirs le montre bien – et l’esprit des frères Le Nain complétait ainsi celui de Chardin.
Évidemment Maguet tournait le dos à la peinture abstraite. Le mouvement qui avait emporté tant de ses contemporains vers une construction intellectuelle du monde ne l’avait pas touché ; ou plutôt, conscient de ses propres dons, il avait eu la sagesse si rare de faire non ce qu’on aurait pu attendre de lui, ce qui aurait pu plaire à certain public, mais ce pour quoi il était fait, ce en quoi il excellait déjà dans ses dernières œuvres. Il n’écoutait que son génie intérieur. Il avait raison : nous ne devons écouter que nous-mêmes et commencer par céder à nos fatalités – c’est ensuite seulement qu’il convient de se montrer exigeants et d’autant plus que nous avons affirmé notre liberté. Maguet avait compris tout cela, il suivait avec fidélité, avec rigueur ce chemin que suivent tous les vrais artistes et qui les conduit à être différents des autres sans le vouloir, et au contraire en cherchant à ne l’être pas. C’est alors qu’ils finissent par être originaux. Mais comme il est difficile de se ressembler !
En terminant ces lignes, j’évoque encore une fois Richard Maguet. je le revois en cet instant non pas tant à Alger ni à Paris qu’à Saint-Paul-de-Vence où il passa un été sans nuages. Je le revois dans ce paysage qui était pastoral malgré l’éclatante lumière. Je me rappelle notre promenade à Vence et celle que nous avions failli faire ensemble à Tourrettes-sur-Loup. Failli faire… le mot devient cruel à la réflexion. Elle est venue soudainement. Celle que les Mille et une Nuits appellent la Séparatrice des amis. Mais les hommes passent et ce qui a été une fois entre eux, j’en suis sûr, ne passe jamais.