Citation de Albert Camus
La peinture de Richard Maguet est une peinture d’acquiescement
Texte d’Albert Camus rédigé à l’occasion de l’exposition Richard Maguet à la galerie Maurice en 1949.
Richard Maguet est entré dans la vie comme soldat d’une guerre victorieuse. Il est mort, victime isolée d’une guerre perdue. Le temps qu’une société démente voulut bien lui laisser, il le consacra à aimer la vie à sa manière, qui était simple et forte. Sa récompense est d’avoir maintenu au-dessus du désastre les images que l’on va voir et qui témoignent pour sa qualité d’homme et pour la beauté du monde.
Tous les créateurs ne sont pas innocents. Il en est qui sont profondément complices (et souvent dans leurs révoltes mêmes) d’une société qui parvient aujourd’hui à dessécher toutes choses. Maguet n’a jamais rien desséché autour de lui et s’il s’est tenu à l’écart des modes et des désordres contemporains, ce ne fut jamais par ressentiment, mais par un mouvement aisé qui le portait sans effort vers une solitude heureuse. Son regard se portait naturellement vers la nature. C’est ce qui l’a empêché de voir la peinture contemporaine. Car nos peintres refont, paraît-il, la nature. Il faut bien la refaire quand on l’a oubliée. Maguet lui, n’a rien oublié : il semble que son attention à l’égard des formes soit inlassable.
Il y a de l’austérité dans son cas. À peine un ton chante-t-il qu’il l’éteint progressivement. Mais ce n’est qu’une apparence. Certains, pour être ivres, ont besoin d’alcool. D’autres se suffisent de l’eau, si elle est assez pure. Où sont les sensuels ? À la fin, on ne peut confondre toujours littérature et cafés, amour et coucheries, vitalité et excitation. La sensualité d’un art est dans son épaisseur, non dans son éclat. De ce point de vue, rien de moins austère que la peinture de Maguet. Elle invite sans cesse à savourer ; la forme y est tiède, et les tons gagnent en chaleur ce qu’ils perdent en clinquant. Les grands sujets qu’il traite le montrent bien. Lazare, délivré des liens de la mort, se dresse sur la terre de tous les jours, au milieu de calmes compagnons, abandonnés à la paix de l’heure. La résurrection n’est pas un miracle. Elle est dans l’ordre naturel. Quelle plus grande affirmation demander ? La vie recommence tous les jours.
Maguet aimait les peintres de la Renaissance italienne. On pense en effet, devant ses compositions, à ces personnages florentins qui semblent regarder toutes choses à la fois et aucune en particulier, arrêtés un moment devant un événement quelquefois grand comme le monde, mais n’y participant jamais autrement que par leur présence attentive. Ils sont les témoins. Mais de quoi témoignent-ils ? Peut-être de ce qui passe toute histoire, de ce qui nie les victoires et les défaites, et qui est la permanence humaine. C’est justement cette permanence des objets et des êtres que Maguet a visée, sans répit, avec l’obstination un peu butée du vrai créateur. Il est allé jusqu’à répéter plusieurs fois le même corps dans un même tableau, comme dans ses trois nus à la fenêtre. Il savait que le bonheur a parfois cette splendide monotonie et qu’il arrive que la beauté d’un être suffise à peupler la terre entière. Un artiste se rend maître de deux ou trois secrets dans sa vie. Rien de plus, probablement. Ces découvertes laissent après elles d’infinis ravissements. Et la démarche de l’artiste est de faire retentir alors ces ravissements, comme cet autre qui, transporté devant l’admirable paysage qu’on découvre du haut du cimetière de Gênes, ne savait que répéter : “Oui, oui, oui…” La fureur de créer qui naît le plus souvent d’un refus révolté de la condition des hommes finit ainsi par culminer dans le consentement.
C’est assez dire que la peinture de Maguet est une peinture d’acquiescement. Non qu’elle soit tout entière abandonnée à la jubilation. On y soupçonne parfois l’effort et le drame solitaire. Mais il s’agit d’une tragédie tranquille. Et depuis ses premières toiles aux tons sourds jusqu’aux scènes en plein air, on sent une respiration cheminer, s’élargir et s’affirmer enfin avec toute la gloire de la vie. La sensualité d’abord tourmentée, se libère et s’affirme. C'est alors l’instant du “oui”, cette heure où les saisons éclatent, où des bouquets de lumière foisonnent autour des visages tranquilles de la sagesse. Une quête se termine ici, dans une Ithaque de lumière.
Mais quelque chose d’autre commençait pour Maguet, parvenu enfin à sa maîtrise, sûr de ses secrets, accordé à sa création. Quelque chose qu’il méditait sans doute depuis longtemps, qui trouve son achèvement dans la dernière toile que nous ayons de lui, et qui fait revivre l’objet inanimé lui-même. Mais la société, comme on dit, est intervenue : la plus cruelle des morts a interrompu cette entreprise. Du moins y a-t-il un singulier enseignement à ce que cette recherche se soit terminée sur cette toile où Maguet nous avertit sans emphase qu’il vient de retrouver le secret d’une des plus grandes traditions françaises, celle de Chardin. Malgré tous les détours, un créateur finit toujours au rendez-vous qu’il s’est à lui-même assigné. Et le dernier message de cet homme qui avait toujours nourri, et proposé, par ses manières et par son art, une si haute idée du naturel, il n’est pas étonnant de le retrouver entre le pain et le vin, sur cette table où les rudes raffinements d’un art achevé font revivre ce qu’il y a de plus humble et de plus grand dans une vie d’homme.
J’ai peu connu Richard Maguet. Assez cependant pour savoir qu’on ne pouvait s’empêcher de l’aimer. Un homme se juge aux fidélités qu’il suscite. Celles qui accompagnent encore Richard Maguet au-delà de la mort ont une qualité qui force le respect. je ne saurais mieux les définir qu’en disant qu’elles ont la qualité du silence, ou du moins d’un certain silence, celui-là même qui s’élève de chaque composition de Maguet, et dont on conviendra peut-être avec moi qu’il est la suprême conquête de l’homme et de l’artiste.
--------------------
Albert Camus avait connu Richard Maguet et Marcel Damboise à Alger, à la villa Abd-el-Tif alors qu’il était étudiant en philosophie (environ en 1933) lors d’une exposition des œuvres des pensionnaires. Il en avait fait la critique dans le Journal Alger Républicain auquel il collaborait à l’époque : cet article, non retrouvé, est bien sûr différent du texte cité ci-dessus, rédigé bien plus tard, en 1949 lors de l’exposition consacrée au peintre à la Galerie Maurice. Le sculpteur Marcel Damboise, ami le plus fidèle et admirateur inconditionnel de Richard Maguet, avait été contacté par Albert Camus dont il avait fait le buste (actuellement exposé au théâtre de l’Odéon à Paris) car il désirait consacrer un article à son œuvre.
Marcel Damboise lui avait conseillé de s’intéresser plutôt aux peintures de son ami disparu qui méritait beaucoup plus, selon lui, cette attention surtout dans la perspective de l’exposition rétrospective prévue.
Tous les créateurs ne sont pas innocents. Il en est qui sont profondément complices (et souvent dans leurs révoltes mêmes) d’une société qui parvient aujourd’hui à dessécher toutes choses. Maguet n’a jamais rien desséché autour de lui et s’il s’est tenu à l’écart des modes et des désordres contemporains, ce ne fut jamais par ressentiment, mais par un mouvement aisé qui le portait sans effort vers une solitude heureuse. Son regard se portait naturellement vers la nature. C’est ce qui l’a empêché de voir la peinture contemporaine. Car nos peintres refont, paraît-il, la nature. Il faut bien la refaire quand on l’a oubliée. Maguet lui, n’a rien oublié : il semble que son attention à l’égard des formes soit inlassable.
Il y a de l’austérité dans son cas. À peine un ton chante-t-il qu’il l’éteint progressivement. Mais ce n’est qu’une apparence. Certains, pour être ivres, ont besoin d’alcool. D’autres se suffisent de l’eau, si elle est assez pure. Où sont les sensuels ? À la fin, on ne peut confondre toujours littérature et cafés, amour et coucheries, vitalité et excitation. La sensualité d’un art est dans son épaisseur, non dans son éclat. De ce point de vue, rien de moins austère que la peinture de Maguet. Elle invite sans cesse à savourer ; la forme y est tiède, et les tons gagnent en chaleur ce qu’ils perdent en clinquant. Les grands sujets qu’il traite le montrent bien. Lazare, délivré des liens de la mort, se dresse sur la terre de tous les jours, au milieu de calmes compagnons, abandonnés à la paix de l’heure. La résurrection n’est pas un miracle. Elle est dans l’ordre naturel. Quelle plus grande affirmation demander ? La vie recommence tous les jours.
Maguet aimait les peintres de la Renaissance italienne. On pense en effet, devant ses compositions, à ces personnages florentins qui semblent regarder toutes choses à la fois et aucune en particulier, arrêtés un moment devant un événement quelquefois grand comme le monde, mais n’y participant jamais autrement que par leur présence attentive. Ils sont les témoins. Mais de quoi témoignent-ils ? Peut-être de ce qui passe toute histoire, de ce qui nie les victoires et les défaites, et qui est la permanence humaine. C’est justement cette permanence des objets et des êtres que Maguet a visée, sans répit, avec l’obstination un peu butée du vrai créateur. Il est allé jusqu’à répéter plusieurs fois le même corps dans un même tableau, comme dans ses trois nus à la fenêtre. Il savait que le bonheur a parfois cette splendide monotonie et qu’il arrive que la beauté d’un être suffise à peupler la terre entière. Un artiste se rend maître de deux ou trois secrets dans sa vie. Rien de plus, probablement. Ces découvertes laissent après elles d’infinis ravissements. Et la démarche de l’artiste est de faire retentir alors ces ravissements, comme cet autre qui, transporté devant l’admirable paysage qu’on découvre du haut du cimetière de Gênes, ne savait que répéter : “Oui, oui, oui…” La fureur de créer qui naît le plus souvent d’un refus révolté de la condition des hommes finit ainsi par culminer dans le consentement.
C’est assez dire que la peinture de Maguet est une peinture d’acquiescement. Non qu’elle soit tout entière abandonnée à la jubilation. On y soupçonne parfois l’effort et le drame solitaire. Mais il s’agit d’une tragédie tranquille. Et depuis ses premières toiles aux tons sourds jusqu’aux scènes en plein air, on sent une respiration cheminer, s’élargir et s’affirmer enfin avec toute la gloire de la vie. La sensualité d’abord tourmentée, se libère et s’affirme. C'est alors l’instant du “oui”, cette heure où les saisons éclatent, où des bouquets de lumière foisonnent autour des visages tranquilles de la sagesse. Une quête se termine ici, dans une Ithaque de lumière.
Mais quelque chose d’autre commençait pour Maguet, parvenu enfin à sa maîtrise, sûr de ses secrets, accordé à sa création. Quelque chose qu’il méditait sans doute depuis longtemps, qui trouve son achèvement dans la dernière toile que nous ayons de lui, et qui fait revivre l’objet inanimé lui-même. Mais la société, comme on dit, est intervenue : la plus cruelle des morts a interrompu cette entreprise. Du moins y a-t-il un singulier enseignement à ce que cette recherche se soit terminée sur cette toile où Maguet nous avertit sans emphase qu’il vient de retrouver le secret d’une des plus grandes traditions françaises, celle de Chardin. Malgré tous les détours, un créateur finit toujours au rendez-vous qu’il s’est à lui-même assigné. Et le dernier message de cet homme qui avait toujours nourri, et proposé, par ses manières et par son art, une si haute idée du naturel, il n’est pas étonnant de le retrouver entre le pain et le vin, sur cette table où les rudes raffinements d’un art achevé font revivre ce qu’il y a de plus humble et de plus grand dans une vie d’homme.
J’ai peu connu Richard Maguet. Assez cependant pour savoir qu’on ne pouvait s’empêcher de l’aimer. Un homme se juge aux fidélités qu’il suscite. Celles qui accompagnent encore Richard Maguet au-delà de la mort ont une qualité qui force le respect. je ne saurais mieux les définir qu’en disant qu’elles ont la qualité du silence, ou du moins d’un certain silence, celui-là même qui s’élève de chaque composition de Maguet, et dont on conviendra peut-être avec moi qu’il est la suprême conquête de l’homme et de l’artiste.
--------------------
Albert Camus avait connu Richard Maguet et Marcel Damboise à Alger, à la villa Abd-el-Tif alors qu’il était étudiant en philosophie (environ en 1933) lors d’une exposition des œuvres des pensionnaires. Il en avait fait la critique dans le Journal Alger Républicain auquel il collaborait à l’époque : cet article, non retrouvé, est bien sûr différent du texte cité ci-dessus, rédigé bien plus tard, en 1949 lors de l’exposition consacrée au peintre à la Galerie Maurice. Le sculpteur Marcel Damboise, ami le plus fidèle et admirateur inconditionnel de Richard Maguet, avait été contacté par Albert Camus dont il avait fait le buste (actuellement exposé au théâtre de l’Odéon à Paris) car il désirait consacrer un article à son œuvre.
Marcel Damboise lui avait conseillé de s’intéresser plutôt aux peintures de son ami disparu qui méritait beaucoup plus, selon lui, cette attention surtout dans la perspective de l’exposition rétrospective prévue.
— Albert Camus