Critique d'Albert Camus parue vers 1933-1934 dans l'Alger Républicain.
M. Richard Maguet expose une cinquantaine de toiles. On y trouve des natures mortes, paysages, intérieurs, portraits aussi et scènes locales. Et tant d'aspects de son talent s'offrent aux yeux que l'esprit reste un peu dispersé et réclame du temps pour se ressaisir. Mais il faut s'approcher d'une des toiles et à la regarder longuement on saisit par l'intérieur l'unité de l'envoi. On reste confondu devant tant de continuité dans la sensibilité s'aidant de tant de diversité dans l'expression. On se saisit d'un talent très mûr, aisé, aussi beau dans sa force qu'un poignet de jeune homme.
M. Maguet semble couvrir sa toile avec aisance d'un bout à l'autre. Aucune pâte, mais un frottis continu et léger qui, par sa continuité même, se prête aux mille expressions d'un talent toujours curieux. Car c'est dans les toiles de M. Maguet que j'ai retrouvé l'exquise lumière de la colline du Jardin d'Essai - cette lumière aérée, d'un bleu profond, qui coule entre les pins ; que j'ai mieux compris la campagne de Tipasa dans l'éclaboussement du soleil d'été ; que je me suis plongé à nouveau dans la plénitude qui monte de la baie chaleureuse vers les terrasses ensoleillées qui la dominent. Il y a tel «Jardin d'Essai vu de la Terrasse» où, entre les tons briques de la terrasse et le bleu du ciel, une lumière tumultueuse déborde, se gonfle, accourt et vous submerge. Mais je ne sais si les toiles chaudes et glauques ne sont pas celles que je préfère. M. Maguet a compris l'inquiétude lancinante de nos ciels d'orage, l'heure énervante qui prélude par un silence aux rafales de la pluie. Voyez son «Tipasa par gros temps», sa «Fenêtre» qui s'ouvre sur un ciel violet et brun en suspens au-dessus des collines. Au demeurant cette poésie d'attraits et de danger suspendu, M. Maguet la transporte dans ses natures mortes comme dans ses intérieurs humides où plane l'effroi secret des portes qui s'ouvrent lentement.
Et après cela, je sens bien que je n'ai pas réussi à cerner toutes les possibilités de ce peintre. Non qu'il soit fluide, ou déroutant, ou capricieux. Mais au contraire, parce que son unité est profonde, bien à lui, incommunicable enfin. Sa gamme des bleus, aussi bien qui lui est si particulière, semble précisément symboliser ce complexe. Car elle va du bleu le plus aéré et le plus enfantin au ton le plus menaçant. Ainsi sans doute de cette personnalité, diverse parce que foncièrement simple, incommunicable parce que trop expressive, aimable enfin pour elle seule puisque assimilable à personne. La sculpture est représentée par M. Damboise. Ce dernier ne doit rien au pathétique, ni au théâtre. Son oeuvre, que je place parmi celle qui me touche le plus, reste aussi forte, aussi affirmative qu'un coup de poing sur une table. Il y a dans son art ce que j'aime à trouver dans la sculpture: un «Noli me tangere» un peu fier, énigmatique aussi. Les portraits de M. Damboise sont placés avec l'assurance que donne la force. Ils ne regardent point au loin, ni ne méditent stérilement, mais vivent vraiment, au soleil sans doute, ou dans la puissante caresse de la mer. Cet art a de belles épaules de chair, protectrices et masculines. On s'y repose et se calme, sans s'abandonner. C'est ce qu'on aime à trouver dans la sculpture qui reste probablement l'art d'affirmer.
Au demeurant ces qualités n'excluent ni la psychologie ni la sensibilité, Le portrait de Mme V... offre un coin de bouche, où la lèvre supérieure reflue sur l'autre, et qui demeure un sujet de méditations pessimistes sur l'homme. D'un autre côté la sensibilité la plus intelligente se reconnaît dans le «Chat». M. Damboise sympathise avec ce qu'il y a d'aigu et de fluide dans cet animal. Et à comprendre ainsi, on marque un raffinement et une élégance d'esprit qu'on est heureux de trouver dans l'art si plein de soleil de M. Damboise. En vérité, cet art est beau comme un sou bien neuf, car, pour moi, cette assurance me ravit, et cette humanité. Et je crois qu'il n'est pas de si misérable trou dont ne puisse vous sortir aussi chaleureuse affirmation.
Albert Camus.
N.-B.: On s'étonnera peut-être de ne pas voir le nom de M. André Hambourg. Je prie qu'il et qu'on veuille m'en excuser. Car à cet égard mon opinion ne me paraît pas assez solide. J'aimerais n'avoir à dire que des choses dont je sois à peu près sûr. Ce n'est pas le cas ici. Et se taire vaut mieux que se tromper.